Voleur de Vie - Interview Sandrine Bonnaire/Emmanuelle Béart

Le 09/09/1998

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Par Chris - Ecran noir

Emmanuelle Béart. Pour moi c'est dans les silences et dans l'absence que se trouve mon personnage, que je comprends le mieux. Dès qu'une chose la blesse, elle en fait abstraction, tourne le visage. Elle a une capacité impressionnante à se fermer, comme les portes d'une prison où plus rien ne passe. Dès la lecture du scénario, j'ai senti en Alda une forme d'autisme, de frigidité, d'absence... en fait, uniquement des choses froides. Ce qui totalement contradictoire avec ses actes. J'avais beau lire, voir les scènes, imaginer le personnage comme un professeur, ou avec les hommes... C'est toujours le contraire de la vie que je ressentais.

Sandrine Bonnaire. Elles sont toutes les deux prisonnières de quelque chose. Alda consomme, mais reste très seule, Olga éprouve, sans pouvoir toujours l'exprimer. Toutes deux sont dans l'extrême. Chacune a coupé sa vie à sa manière. Pour moi, ce qui caractérise Olga, c'est le secret. Par rapport à sa maladie notamment. Elle est terriblement généreuse, dévouée, ne se plaint jamais et ne partage absolument pas ses souffrances. C'est pour cela que les scènes les plus difficiles à tourner ont été celles où elle est avec les autres, à cause de cette retenue, de cette difficulté, liée au non dit, à cette grande pudeur...

E.B.. Alda dit "oui à tout", et Olga est dans le renoncement. Mais seulement en apparence. En fait, c'est l'inverse. Je n'ai pas senti Alda terrienne, je l'ai sentie comme quelqu'un qui a décidé de vivre, de toute façon, et de continuer à marcher quoi qu'il arrive. Ve genre de personnage est très étrange, il n'y pas grand chose de concret à quoi se rattacher, en tant que comédienne. Olga ressent les choses. Elle n'est pas frigide, mais dans une sorte de plaisir avec elle-même, de jouissance dans la douleur, même si c'est terrible à dire. Elle vit certains moments avec le vrai trouble de la première fois... même si ce n'est pas la première fois. Quand Olga rougit, moi, Alda, je l'envie pour ça. Alda fait monter les hommes, les embrasse, n'a pas de problèmes avec l'amour et a certainement du plaisir, mais ne fantasme pas l'amour : elle le fait.

S.B.. On peut supposer qu'elle a décidé de s'éloigner de son corps depuis longtemps, elle n'a plus l'habitude qu'on la regarde, d'où le trouble qu'elle éprouve dans cette scène. Sinon, Olga vit pour les autres, pas pour elle. Les seuls moments où elle est seule avec elle-même sont les moments de souffrance. Elle est déjà morte pour elle-même depuis longtemps, mais n'est pas morte pour les autres. Alda est également déjà dans la mort. Elles sont dans le même état, avec des comportements très différents.

Emmanuelle Béart. Alda regarde déjà la vie du point de vue de la mort. C'est pour cela qu'elle sait parfaitement accompagner sa soeur, ce qu'on ne sait pas faire dans la vie, où l'on essaie toujours de retenir. Elle fait le contraire. Et toutes deux sont apaisées. Cette mort est même nécessaire. Moi, Alda, je la vis comme la partie de moi-même qui doit partir, pour laisser l'autre avancer.

Sandrine Bonnaire. La maison n'a d'histoire que pour les deux soeurs. J'ai l'impression qu'on ne peut pas y vivre autre chose que ce qu'elles vivent toutes les deux. C'est pour cela que Alda y reste seule, alors qu'elle pourrait partir. Sigga part parce que cette maison est trop liée à ces deux femmes. Quand les amants d'Alda viennent, ils ne sont pas dans la maison, mais dans la chambre d'Alda. Il y a déjà une frontière. Après Alda, cette maison s'abandonnera, n'existera plus.

S.B.. J'ai senti pendant le tournage sur cette île un isolement très fort. Pas rassurant. Les gros rochers, les grosses vagues... Etre entouré d'eau est très angoissant. Cette mer, pour moi, c'est l'enfermement, surtout avec un ciel si bas, qui vous donne l'impression d'être dans un caisson. La mer devenait suffocante, déstabilisante. Le cimetière était paradoxalement plus rassurant, plus concret...

E.B.. Moi, j'ai passé beaucoup de temps à regarder la mer au loin.

S.B.. Les rituels sont là pour marquer, cocher le temps. Le passage du temps est encore plus fort quand on a un enfant, que l'on voit grandir. Olga a d'abord vu grandir sa soeur, puis sa fille. Les générations passent, mais il y a aussi quelque chose de figé dans le souvenir, figé comme les photos que l'on voit sur les murs.

Emmanuelle Béart. Il est extrêmement troublant de voir à quel point les personnages portent une telle dose d'enfance. C'est Olga qui dit l'un des mots clés du film "Maman". En entendant prononcer ce mot, cela m'a paru évident, et je rêvais moi aussi de pouvoir le dire... Mais mon personnage n'a droit à aucune explication : je tourne la tête, c'est tout.

E.B.. La vérité sur l'enfance ne peut se dire qu'entre frères et soeurs. Les enfants se mentent moins que les parents ne mentent aux enfants sur un passé qu'ils ont tendance à fantasmer... Avec un frère ou une soeur, on peut refaire le parcours. Alda et Olga ont la même mémoire. Lorsque Olga raconte l'histoire du crabe, Alda ne rajoute rien, ne commente pas. Parce qu'elle est totalement en accord et, en même temps, tout aussi marquée.

E.B.. Et Alda sait sans doute qu'Olga l'écoute. Elle fait du bruit d'ailleurs, enfin, cela ne la gêne pas. On doit faire l'amour dans cette maison, c'est important de faire l'amour dans cette maison, et elle le fait pour cette maison, parce qu'elle est capable de le faire.

Sandrine Bonnaire. A chaque fois un personnage prend la place de l'autre. Olga a pris la place de sa mère. Alda le fait ensuite, prenant la place d'Olga. Et Sigga devient Alda, alors qu'elle est enceinte comme sa mère. Elle prend des deux. Plus équilibrée qu'Alda, elle a une véritable histoire d'amour, sait qu'elle va faire sa vie avec un garçon dont elle va avoir un enfant... Sigga commence à vivre et elle quitte la maison.

S.B.. Les relations de Olga et sa fille sont plutôt distantes. On imagine que l'enfant, qu'elle a eue très tôt, n'était pas désirée. Peutêtre parce que le père n'a aucune importance. Olga a fait au mieux pour ne pas faire souffrir sa fille, mais je n'ai pas l'impression qu'elle ait beaucoup d'élan envers elle, en tout cas, elle en a beaucoup moins qu'avec sa soeur. Sa relation d'amour est complètement tournée vers sa soeur.

E.B.. C'est sûrement parce que Alda voit sortir Peter de la maison, la seule fois où un homme sort d'un lit qui n'est pas le sien, qu'elle s'écroule après. Là aussi, il y a eu un passage de relais.

E.B.. Il y a là un moment de vie, parce qu'elle n'est plus souveraine, elle est profondément touchée.

Emmanuelle Béart. Pour moi, Alda et Olga sont une même femme que vous avez séparée en deux. Il y a vraiment deux personnages, qui ont vécu avec l'absence, avec le manque, qui sont cassés, qui vivent avec des fantômes, avec des souvenirs, des photos... Et en nous il y a vraiment deux personnes, une qui abandonne, avec cette sensation de petite mort à chaque fois, et une qui décide de vivre, de relever la tête et de continuer. Mais comment, à quel prix et dans état ? Pour moi, Alda c'est cette seconde partie, celle qui reste dans le monde, mais qui erre.

Sandrine Bonnaire. Toutes deux se sont partagées les "tâches". Il y a un partage des sensations, des émotions. Alda et Olga font les choses pour deux, bizarrement. Si Alda couche pour deux, Olga, elle, pense pour deux. C'est la tête, l'équilibre. Elle essaie d'équilibrer Alda comme elle peut.

E.B.. On n'est jamais coupable du suicide des autres. Alda a la maturité de savoir cela, ce qui est étonnant pour un personnage aussi marqué par l'enfance qu'elle.

S.B.. Et c'est pareil pour Olga. Lorsqu'elle souffle les bougies d'anniversaire devant une phot de sa mère, elle le fait en secret, loin du regard des autres. Mais elle ne se cache pas non plus. Si Alda entrait à ce moment-là dans la cuisine, Olga ne sentirait pas fautive. De la même manière que lorsqu'elle écoute aux portes. Elle n'éprouve pas de culpabilité, elle assume les choses et est en paix avec cela, comme avec sa mort.

Emmanuelle Béart. Au départ, je pensais que, dans l'amour, Alda était très humiliante avec ses partenaires, et en la jouant, je ne sentais même plus cela. Ce qui est très perturbant. A chaque fois que j'ai essayé de trouver quelque chose qui ressemblait à la vie, je ne l'ai pas trouvé. Et c'est pour cela que j'ai fini par penser que ce personnage était vraiment très loin. Aucun homme n'est capable de l'amener à la vie. Son seul lien est avec sa soeur. Et Sigga est leur enfant.
Je n'ai pu parler d'Alda que lorsque nous avons commencé à jouer. J'ai senti des décalages permanents, et c'est cela qui m'a intéressée dans le fait de l'incarner. Je me suis sentie aussi absente et présente que le personnage.

Sandrine Bonnaire. Olga est un personnage complexe, ambigu, qui pourrait paraître malsain, voyeur... Le scénario était d'ailleurs tellement épuré qu'on pouvait tout imaginer, en faire, par exemple, une vieille fille frustrée qui va écouter aux portes. Il fallait savoir comment et pourquoi elle le faisait... Ses regards, sa maladie, sa souffrance : jusqu'où pouvait-on aller sans sombrer dans le naturalisme ?... Tout était question de dosage. Jouer quelqu'un qui souffre, qui ne s'en sort pas et qui n'en parle pas, c'est très lourd à porter...

 

F I N

http://www.ecrannoir.fr/films/98/voleur/voleur4.htm